Vers une transparence accrue de l’institution judiciaire : ouvrir enfin le débat!

Alors que l’idée du député Vincent Jeanbrun d’élire les juges agite le monde judiciaire1, la question qui se pose derrière cette proposition est peut-être moins celle de la politisation de la magistrature que celle, encore plus profonde, de sa transparence. Si la Justice est rendue « au nom du peuple français », pourquoi ce même peuple ne pourrait-il pas disposer d’indicateurs objectifs sur l’action de ceux qui décident de peines, d’acquittements, de relaxes ou de non-lieux, parfois en contradiction flagrante avec le sentiment d’équité populaire ? Dans un État de droit, la Justice est l’ultime rempart de la cohésion sociale. Or cette mission sacrée exige indépendance et responsabilité, deux principes aujourd’hui déséquilibrés.

Des juges hors de tout contrôle effectif ?

Rappelons une évidence trop souvent négligée : les magistrats sont, en pratique, des fonctionnaires. À ce titre, ils bénéficient de garanties statutaires quasi-inattaquables : emploi à vie, retraite de la fonction publique, impossibilité ou quasi-impossibilité de révocation sauf faute disciplinaire grave… Autant de protections nécessaires à leur indépendance, certes, mais qui posent tout de même question lorsque l’idéologie ou le laxisme s’invitent dans le prétoire.

Certes, l’essentiel des audiences sont publiques et les décisions le sont aussi -au moins théoriquement. Pourtant, la réalité est toute autre. D’abord, la loi interdit formellement la constitution de bases de données permettant d’établir des statistiques par juge. Ensuite, les décisions sont pour beaucoup anonymisées, précisément pour éviter l’exploitation de données nominatives qui mettrait au jour les tendances individuelles de chaque magistrat. Or, précisément, cette opacité constitue un angle mort démocratique.

N’est-il pas paradoxal qu’un citoyen puisse suivre le taux de présence d’un député à l’Assemblée nationale, le nombre de rapports qu’il a réalisés, de propositions de loi déposés ou d’amendements votés mais qu’il soit dans le même temps illégal de connaître le nombre de relaxes ou de condamnations prononcées par un juge qui exerce pourtant une autorité infiniment plus coercitive que tout parlementaire ? Si, dans les couloirs feutrés des tribunaux, les avocats savent dessiner la carte empirique des tendances des magistrats affectés à une juridiction, citoyens et justiciables restent écartés de cette connaissance.

Des dérives réelles, illustrées par des affaires symptomatiques

On objectera que la justice n’est pas affaire de mécanique statistique : chaque affaire est unique, chaque contexte spécifique. Pour autant, l’absence totale de toute donnée publique et de tout contrôle chiffré ouvre la porte à des dérives dont l’actualité regorge d’exemples.

En juillet 2020, Axelle Dorier, une jeune aide-soignante de 23 ans, est tuée à Lyon, percutée et traînée sur 800 mètres par une voiture conduite par Youcef Tebbal après une altercation lors d’une fête. Jugé pour homicide volontaire en 2023, la Cour d’assises de Lyon avait condamné le meurtrier à 12 ans –seulement- de réclusion criminelle. Cette affaire avait légitimement alimenté le sentiment d’une justice trop clémente face à un crime perçu comme particulièrement odieux, surtout compte tenu de l’absence de remords initial de l’accusé et de la brutalité des faits. Autre illustration en 2021 avec l’affaire dite « de Viry-Châtillon » où de jeunes policiers avaient été pris pour cible et grièvement blessés. Cette affaire avait frappé l’opinion publique par la sévérité des faits… Et la clémence inattendue des peines prononcées à l’issue du procès en appel qui furent bien en deçà des réquisitions avec notamment des acquittements2.

Sans chercher à polémiquer sur le fond de ces jugements, force est de constater que l’absence de redevabilité individuelle nourrit une défiance grandissante envers les magistrats. Qui porte la responsabilité de ces décisions ? Comment évaluer, rationnellement, le travail de ces magistrats, sans tomber dans le lynchage médiatique, mais sans accepter non plus dans une immunité de fait intolérable envers des fonctionnaires exerçant leur autorité au nom du peuple français ?

Pour une base de données nationale, outil citoyen et démocratique

La transparence n’est pas une chasse aux sorcières. Elle ne vise pas à « juger les juges », mais constitue un outil démocratique permettant d’offrir aux citoyens la possibilité de vérifier qu’une même loi produit, d’un tribunal à l’autre, des effets à peu près cohérents. Dans un pays où l’on mesure tout -de la performance des entreprises à la rentabilité des hôpitaux en passant par les classements PISA des écoles- pourquoi refuser au peuple de savoir comment la Justice est rendue en son nom ?

Une telle base de données ne porterait pas sur la qualité de la motivation juridique, mais sur des indicateurs bruts : taux de relaxes, peines prononcées comparées aux réquisitions, recours et taux d’infirmation en appel par exemple… Ces éléments existent déjà, mais de manière éparse, et sans vision globale. Leur mise à disposition du public, anonymisée pour les justiciables mais nominative pour les magistrats, permettrait une régulation par les pairs et, le cas échéant, une intervention du Conseil supérieur de la magistrature, seul habilité à sanctionner les dérives.

Restaurer la confiance, avant qu’il ne soit trop tard

L’idée n’est pas nouvelle : le rapport d’activité de la Cour de cassation, les rapports de la Chancellerie ou les statistiques du ministère de la Justice offrent déjà des bribes d’informations mais sans jamais permettre une vision individuelle. Or, ce n’est qu’en réconciliant indépendance et responsabilité que l’on pourra restaurer une confiance populaire désormais ébranlée. Comme le souligne un récent sondage publié par l’IFOP, 52 % des Français n’ont pas confiance dans la justice3, un chiffre qui devrait alarmer la magistrature de notre pays et plus largement tout citoyen.

La proposition de Vincent Jeanbrun, aussi discutable soit-elle sur le fond, possède au moins le mérite de mettre sur la table une évidence : le statu quo n’est plus tenable. La justice doit rendre des comptes, non pour céder à l’humeur des foules, mais pour se rappeler qu’elle agit au nom de celles-ci. Et qu’à ce titre, le peuple doit pouvoir l’observer, la comprendre et si nécessaire, en demander des explications.

Martin Lacombe

  1. https://www.leparisien.fr/faits-divers/ridicule-les-magistrats-vent-debout-contre-lidee-du-depute-vincent-jeanbrun-de-faire-elire-les-juges-29-06-2025-5IIPFGEYMBAXBK36EXKXTQA5JA.php ↩︎
  2. https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/04/18/policiers-brules-a-viry-chatillon-des-peines-allant-de-6-a-18-ans-de-prison-huit-acquittements_6077165_3224.html ↩︎
  3. https://www.lefigaro.fr/actualite-france/elle-est-devenue-incomprehensible-pour-eux-la-defiance-des-francais-envers-la-justice-s-accentue-20250420 ↩︎
Martin Lacombe

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