Pluralisme audiovisuel ou pluralisme sous condition ? Quand le Conseil d’État conforte l’ARCOM dans son pouvoir de contrôle idéologique

Le 4 juillet 2025, le Conseil d’État a rendu une décision1 qui parachève une dynamique déjà bien engagée : celle du pouvoir de contrôle sans cesse étendu confié à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM). Sous couvert de garantir le pluralisme des opinions à la télévision et à la radio françaises, la plus haute juridiction administrative entérine en réalité la possibilité pour le régulateur de devenir juge de la conformité idéologique des chaînes. À y regarder de plus près, cette évolution soulève des interrogations majeures quant à l’équilibre entre régulation, liberté éditoriale et neutralité des instances publiques.

Un pouvoir d’appréciation élargi : la décision du 4 juillet 2025

Dans cette affaire, le Conseil d’État rappelle le principe posé par la loi de 1986 : les services de radio et de télévision doivent garantir la « diversité des courants d’expression socioculturels et politiques ». Rien de nouveau a priori, si ce n’est que la décision du 4 juillet précise que l’ARCOM dispose d’une marge d’appréciation autonome pour évaluer cette diversité. Cela signifie que c’est donc elle qui décide si un débat donné, une ligne éditoriale ou une émission contribuent ou non à un « pluralisme suffisant »2.

Or, cet élargissement du pouvoir d’interprétation est tout sauf anodin. À partir du moment où la définition du pluralisme devient malléable, elle risque de se transformer en outil de normalisation idéologique. L’ARCOM peut ainsi à son gré « équilibrer » les opinions jugées trop dissonantes au nom d’un pluralisme de façade et donc au prix d’une liberté éditoriale sérieusement écornée.

Février 2025 : les fréquences TNT, l’autre versant du contrôle

Quelques mois plus tôt, en février 2025, le même Conseil d’État avait ainsi validé la très controversée décision de l’ARCOM de ne pas renouveler automatiquement quatre fréquences TNT désormais vacantes et d’évaluer l’opportunité d’un nouvel appel à candidatures3. Une nouvelle fois et derrière une simple apparence technique, cette décision du Conseil d’État illustre la même logique : à défaut de critères stricts et transparents fixés de manière objective par la loi, la réattribution des fréquences ouvre la voie à une sélection sur critères idéologiques. C’est un levier discret mais redoutable pour filtrer les chaînes dont la ligne éditoriale serait considérée comme « déviante ».

La crainte d’un tel pouvoir discrétionnaire ne relève pas du fantasme. Ces dernières années, plusieurs chaînes -notamment celles perçues comme proches de sensibilités conservatrices ou considérées comme « de droite »- ont subi un traitement pour le moins rigoureux.

Sanctions ciblées : C8 et CNews comme symboles

L’exemple le plus marquant reste celui de la chaîne C8, touchée en 2023 par une sanction record de 3,5 millions d’euros pour des propos jugés injurieux dans l’émission de Cyril Hanouna -sanction confirmée là encore par le Conseil d’État un an plus tard4. Sans excuser -ni même nécessairement apprécier- le ton polémique qui fait la marque de l’animateur, il est permis de s’interroger sur la sévérité de la sanction quand d’autres chaînes bénéficient d’une tolérance plus grande face à des dérapages comparables. En février 2024, l’ARCOM s’était contentée de rappeler à l’ordre France 5 après un éditorial tenu par Patrick Cohen sur C à Vous (émission du 27 nov. 2023 traitant de la mort du jeune Thomas à Crépol) ; Editorial jugé manquant de rigueur et d’honnêteté, sans engager de sanction financière ni de procédure plus lourde5.

De son côté, CNews subit une surveillance accrue pour « pluralisme insuffisant ». Sous prétexte d’assurer la diversité des opinions, l’ARCOM multiplie les mises en demeure à cette chaîne pour exiger une « représentativité » des sensibilités. Une exigence qui, paradoxalement, ne s’applique pas avec la même rigueur aux chaînes (en particulier celles du service public pourtant financées par l’argent des contribuables) dont le ton général épouse plus volontiers la doxa dominante.

Une orientation assumée : la « diversité » comme nouveau filtre

Cette dynamique s’inscrit dans un climat où l’ARCOM elle-même a parfois laissé transparaître une orientation discutable. En témoigne la récente polémique sur ses offres d’emploi où l’autorité affiche explicitement une volonté de recruter en mettant en avant des critères pour le moins très politisés6. Plus récemment encore, un rapport interne pointait la « surreprésentation des hommes blancs » à la télévision française7. Loin d’être anecdotique, cette approche révèle une vision où le pluralisme ne se définit plus uniquement par la liberté de ton et de contenus, mais par une forme de rééquilibrage identitaire et prescriptif.

Un impératif de garanties juridiques

Face à cette dérive, une évidence s’impose : garantir le pluralisme ne saurait justifier que l’on confie à une autorité administrative un pouvoir de censure déguisé. Or, ce que le Conseil d’État a validé -d’abord en février 2025 pour les fréquences TNT, puis ce 4 juillet pour l’évaluation de la diversité des opinions- consacre en réalité une forme de contrôle idéologique dont les contours restent volontairement flous. Or, dans un État de droit digne de ce nom, la liberté d’expression ne saurait être une variable d’ajustement. Elle doit être encadrée par la loi, contrôlée par le juge, mais jamais abandonnée à l’arbitraire d’une autorité administrative, aussi « indépendante » soit-elle. 

Et cela d’autant que, comme la proclamé avec force la Cour EDH dans son arrêt Handyside de 1976, la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » 8

Cette situation doit nous inviter à repenser en profondeur l’architecture du contrôle audiovisuel. Il est nécessaire de clarifier, par une loi précise, la définition du pluralisme et les critères objectifs qui permettent de le garantir sans transformer le régulateur en gardien de la pensée unique. Il est tout aussi urgent de restaurer un contre-pouvoir effectif face aux décisions de l’ARCOM, par des voies de recours plus rapides et réellement suspensives, ainsi que par un contrôle juridictionnel plus rigoureux. Ce qui est en jeu dépasse de loin la simple question des chaînes de télévision : c’est le droit, pour chacun, de débattre, de contredire et de faire entendre une voix discordante sans craindre le couperet d’une censure administrative masquée sous le vernis du pluralisme.

  1. https://www.conseil-etat.fr/actualites/pluralisme-a-la-television-et-a-la-radio-le-conseil-d-etat-precise-les-conditions-dans-lesquelles-ce-principe-doit-etre-controle-par-l-arcom ↩︎
  2. https://www.conseil-etat.fr/actualites/pluralisme-a-la-television-et-a-la-radio-le-conseil-d-etat-precise-les-conditions-dans-lesquelles-ce-principe-doit-etre-controle-par-l-arcom ↩︎
  3. https://www.conseil-etat.fr/actualites/frequences-tnt-l-arcom-doit-evaluer-l-opportunite-d-un-nouvel-appel-a-candidatures-pour-les-4-frequences-desormais-vacantes ↩︎
  4. https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2024-07-10/472887 ↩︎
  5. https://www.lefigaro.fr/medias/bal-tragique-a-crepol-patrick-cohen-epingle-par-l-arcom-pour-ses-commentaires-denues-de-precautions-oratoires-20240416 ↩︎
  6. https://www.arcom.fr/larcom/recrutement/les-engagements-de-larcom-en-faveur-de-la-qualite-de-vie-au-travail-de-ses-collaboratrices-et-collaborateurs : « organisation d’actions de sensibilisation sur différents sujets liés à l’inclusivité : (…) lutte contre les stéréotypes,(… ) signature de la charte de l’Autre Cercle en faveur de l’inclusion des personnes LGBTQIA+ au travail et le suivi du plan d’action qui en découle. » ↩︎
  7. https://x.com/ojim_france/status/1859611730667511835https://x.com/ojim_france/status/1859611730667511835 ↩︎
  8. Cour EDH, 7 déc. 1976, Handyside c. Royaume-Uni, § 49 ; https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-62057%22]} ↩︎

Martin Lacombe

Martin Lacombe

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